Cet entretien est un apport à cet article.


Quelles sont vos activités ?

Nous sommes producteurs de lait, avec une trentaine de vaches laitières soit une soixantaine de bovins en tout, sur une surface de soixante-cinq hectares. Nous produisons 320 000 litres de lait sur l’année, ainsi qu’un tout petit peu de viande. Nous avons également un petit cheptel de moutons de race Ouessant.

Depuis combien de temps êtes-vous installés ici ?

Nous sommes arrivés en 1999, et c’est Sylvie qui s’est d’abord installée.

On parlait déjà d’aéroport à l’époque ?

Oui, mais extrêmement peu, à raison d’un article par an dans les journaux. Le projet dormait, mais on savait qu’il existait, certaines terres que l’on reprenait avaient été achetées par le conseil général dans le but de faire l’aéroport. Mais étant donné que le projet dormait depuis dix ans, on pensait qu’il allait tomber.

Où en est ce projet aujourd’hui ? Et où en êtes-vous, vous, par rapport à ce projet ?

C’est un projet qui a vraiment beaucoup de mal à avancer, puisqu’en 2017 les avions devaient décoller. Nous sommes en 2016 et nous avons du mal à imaginer des avions décollant d’ici dans un an ! (rires)

Nous nous sommes toujours positionnés en opposants à ce projet, et avons toujours refusé de partir, malgré les propositions de dédommagements. Nous avons donc été expropriés. Récemment, nous avons eu un procès en expulsion et depuis le 26 mars 2016, nous sommes expulsables de notre maison et de nos terres et notre cheptel est illégal. Nous sommes donc occupants illégaux comme l’ensemble des occupants appelés squatteurs qui sont sur cette zone-là.

Comment qualifieriez-vous votre approche de l’agriculture ?

On se décrirait naturellement comme pratiquant un système herbager, mais ce n’est pas forcément un terme qui parle à tout le monde. Nous pensons vraiment aller au-delà de l’agriculture raisonnée. Nous visons plutôt un système durable, c’est-à-dire aussi respectueux que possible de l’environnement. Mais nous ne sommes pas parfaits dans la mesure où nous recourons aux pesticides pour le désherbage du maïs et des céréales. Parfois, mais nous le vivons plutôt comme un accident, nous utilisons un fongicide pour les céréales. Nous utilisons assez peu d’engrais. Pour les animaux, nous utilisons mois d’antibiotiques qu’avant, préférant les huiles essentielles et l’homéopathie.

Nous sommes dans un système assez volontariste par rapport à l’agriculture raisonnée. Dans l’agriculture raisonnée, on ne remet pas en cause ses objectifs de rendement, on raisonne très fortement chacune de ses actions mais ça me paraît être la moindre des choses. Nous, nous acceptons de modifier les rendements des animaux, les rendements fourragers et des cultures en visant une conduite moins mauvaise sur le plan écologique.

Le jour où nous aurons trouvé de la sérénité, nous nous lancerons le défi de passer en bio, ce qui sera quand même assez compliqué. Mais nous considérons avoir fait nos preuve en tant qu’agriculteurs, ce qui n’était pas forcément une évidence en nous installant ici. Nous nous donnerons ce défi le jour où le contexte le permettra. Et comme les autres y arrivent, on devrait y arriver aussi.

Pourquoi attendre un éventuel abandon du projet d’aéroport pour le faire ?

Parce que nous sommes des êtres humains qui ne faisons qu’une chose à la fois, surtout moi ! (rires) Donc nous battre contre Vinci et faire le boulot ici nous suffit amplement comme occupation. Et accessoirement nous occuper des enfants parfois ! (rires) On aurait du mal à avoir encore un autre problème compliqué dans la tête en même temps que ce qu’on a déjà, et aussi en terme d’emploi du temps. Passer en bio demandera d’être plus présents sur les cultures, on aura plus de temps de travail, donc il faut absolument que nous soyons libérés de l’autre côté.

Il y a également cette histoire de primes de conversion, que tout le monde utilise – au moins en lait – pour passer d’un système conventionnel à un système bio, qu’on ne pourrait pas avoir étant donné notre statut illégal aujourd’hui.

Quelles sont vos relations avec les occupants de la ZAD ?

Ce sont d’excellents voisins, d’une part. Le fait qu’il y ait des voisins est déjà quelque chose d’assez formidable pour nous. Pendant l’opération César, plusieurs maisons avoisinantes ont été détruites, la ferme de Bellevue l’aurait été aussi si elle n’avait pas été squattée, c’est-à-dire qu’ils auraient créé le vide autour de nous. Nous sommes heureux qu’il y ait du monde pour poser des cabanes et des caravanes là où les maisons ont été détruites, que la zone soit vivante et qu’elle puisse continuer à être défendue. Et puis au quotidien, ce sont des gens qui se sont donné les moyens d’être disponibles, si nous avons besoin de services, ils se mettent en quatre.

Plus fondamentalement, nous avons un objectif commun ; eux en ont plein d’autres que nous n’avons pas forcément, mais nous avons l’objectif commun que l’aéroport ne se fasse pas et on s’organise ensemble pour y arriver. Nous sommes tous nécessaires les uns pour les autres, pour lutter contre ce projet. L’alliance de tout ce monde est incontournable pour réussir. S’il n’y avait pas cette alliance-là, de même que celle avec des juristes, des naturalistes, des collectifs de pilotes et plein d’autres compétences qui sont mises en jeu dans ce combat, si nous n’avions pas toutes ces alliances, on se serait déjà fait laminer.

Peut-il y avoir des tensions entre les différentes visions de l’agriculture, entre paysans et occupants ?

Aujourd’hui, pas vraiment. Il y a eu quelques complications en 2013, à différents endroits, avec des gens qui étaient venus pour refaire le monde, qui avaient contribué à faire reculer les flics sur la zone, et qui voulaient refaire le monde bien dès le départ. Donc les indigènes présents posaient problème puisqu’eux n’étaient pas parfaits. Il y a eu de longs débats là-dessus, la majorité ayant pour avis qu’il fallait tenir la zone ensemble et se respecter les uns les autres, et que tout le monde n’avait pas le droit de dire aux autres ce qu’il fallait faire. Au nom de quoi l’auraient-ils fait ?

Les pesticides et autres posent problème à la majorité des occupants de la zone, mais il y a aussi des gens à qui l’élevage et l’agriculture mêmes posent problème, donc de toute façon il fallait bien que des solutions soient trouvées. Il y a eu une avancée importante avec ce qu’on appelle les « six points », qui sont le fruit d’une réflexion sur l’avenir de la zone après un éventuel abandon du projet. Il a été clairement dit et largement validé à peu près par tout le monde qu’à l’avenir, la diversité des populations habitant aujourd’hui la zone était appelée à être maintenue. Avec des personnes qui ne sont pas toutes parfaites, ou qui ne sont pas d’accord sur ce qu’est la perfection, et puis des historiques qui sont là avec leurs qualités et leurs défauts, l’idée étant que tout le monde vise à avoir plutôt un mieux-faire sur le plan environnemental, mais sans ultimatum à passer en bio, à supprimer le maïs ou l’élevage. De toute façon, cette zone, de par la qualité des sols, est vouée à l’élevage plutôt qu’à la culture, donc il serait difficile de supprimer cela. Ces six points posent un peu les choses et rassurent sur le fait qu’on puisse avoir une vision commune sur ces grands principes.

J’aimerais dire aussi que lorsqu’il y a des conflits, on appelle des occupants et tout le monde a le désir de trouver des solutions pour calmer le jeu, avec à la base un grand respect pour les agriculteurs qui demeurent ici en position de résistance.

En cas d’intervention policière, quels sont les modes d’actions qui vous paraissent acceptables ? Jusqu’où peut-on aller dans l’utilisation de la force ?

Nous faisons confiance face à ce qui s’est fait en 2012 lors de l’opération César. Nous ne faisons pas de procès ni ne souhaitons de règles sur la façon de résister. La façon dont cela s’est passé la dernière fois a surpris et satisfait tout le monde sur la zone après un mois de bagarre. Nous ne savons pas comment ça se passera la prochaine fois, mais il est sûr que tout le monde est plus ancré ici qu’en 2012. Et plus solidaire. De différentes façons, tout le monde s’est organisé pour résister, certains ont construit des barricades, des gens comme nous sont souvent passés les voir sur les barricades. Nous ne lancions pas de cailloux sur les flics mais les gens qui résistaient sur place étaient très heureux que nous leur apportions à manger, que l’on vienne passer une heure avec eux, etc. Il y a eu des gestes plus traditionnels pour nous, comme des barrages humains face à des machines ou face aux flics, et nous étions accompagnés par certains occupants. Ce n’était peut-être pas l’acte le plus efficace, mais c’était bien de faire ça à ce moment-là, en plus des autres actions. L’atmosphère de 2012 n’était pas violente côté occupants, il y avait une forte complémentarité entre les modes d’action. Les occupants ont été surpris de notre soutien, qu’on leur apporte à manger, des vêtements propres, qu’on les accueille à la Vache Rit pour dormir ou se laver, etc. Tout cela a contribué à la réussite.

Ce qu’on a en plus aujourd’hui, c’est un réseau de solidarité décuplé, des comités de soutien partout en France, une meilleure communication et une connaissance du dossier bien plus importante dans la France entière et donc un public mobilisable plus facilement et plus rapidement. Notre espoir se base aussi beaucoup sur les résistances qu’il y aura en dehors d’ici, chacun dans sa ville fera ce qu’il lui semble bon pour montrer qu’il ne faut pas d’intervention policière à Notre-Dame. Nous sommes sûrs qu’il y aura beaucoup de réactions partout en France, et c’est une force dont nous avons manqué en 2012.

Les gens sur place seront plus solides, solidaires et déterminés. A partir du moment où les flics interviendront, nous serons en situation d’invasion et la nature des réactions dépendra aussi de la façon dont l’adversaire agira. Nous pouvons aussi dire que si nous voyions des occupants blessés en 2012, on s’interrogeait sur ce qu’ils avaient fait, ce qui ne sera pas le cas aujourd’hui, où nous nous soutiendrons naturellement.

Aujourd’hui, nous nous efforçons à ce qu’il n’y ait pas de stratégie très organisée avant, car elle serait de toute façon connue par la préfecture dans les heures qui suivent. Notre force est notre capacité d’avoir énormément d’initiatives différentes et assez peu prévisibles. Il y a sans doute quelques débats techniques à avoir sur ce qu’on imagine que les flics pourraient faire et qu’ils n’ont pas fait en 2012, pour organiser des réseaux de solidarité, des QG à l’extérieur de la zone comme solution de repli.

Nous veillons aussi à ce que la zone reste extrêmement vivable jusqu’à la veille de l’arrivée des flics, qu’on ne soit pas dans des fantasmes d’invasion permanents comme ça peut parfois exister par endroits sur la route des chicanes. Sinon la zone serait invivable en permanence depuis au moins début 2015.

Certaines personnes tentent parfois de mettre des interdits, qui ne sont pas forcément respectés. Mais il faut rappeler qu’il y a une interdiction formelle d’avoir des armes à feu sur la ZAD par exemple ! Il ne faut pas écouter les fantasmes de Retailleau et ce genre de choses. Que les gens lancent des projectiles divers, c’est évident. Mais personne n’a d’armes ici ! Le dernier qui en avait est parti depuis longtemps. Enfin, il y a les chasseurs, mais les ZADistes ne sont pas chasseurs.

Quand on parle de violences, beaucoup fantasment. Il faut rappeler que ce n’est pas pire ici que dans n’importe quelle manifestation.

Du coup, que répondriez-vous à ceux qui pensent que les ZADistes sont tous des branleurs ultraviolents ?

Au quotidien, nous ne fréquentons personne de violent. Je ne vais pas partout non plus mais c’est une population d’humains, qui ont les caractéristiques essentielles des humains. Certains sont extrêmement travailleurs d’une façon ou d’une autre, d’autres le sont moins. Nous avons l’impression de voir globalement des gens plus formés et réfléchissant plus que d’autres, et la caractéristique est qu’ils ont fait le choix de ne pas se laisser bouffer par le travail et de ne pas laisser l’argent prendre beaucoup de place dans l’organisation de leur vie et de la société qui est autour. Certains sont capables de beaucoup travailler le dimanche – ce qui moi me choque par exemple, mais de se reposer d’autres jours.

Ils se méfient du boulot comme piège, mais je trouve que dans une société où on a de moins en moins de travail à partager, c’est peut-être plutôt une bonne idée. Un certain nombre vivent avec le RSA, mais moi j’entends qu’un certain nombre d’économistes disent qu’il sera incontournable d’avoir un revenu de base universel… Peut-être ces gens ont-ils quinze ou vingt ans d’avance ? Même Villepin avait mis ça dans son programme électoral, et il n’est pas le seul. Donc ce n’est pas forcément stupide. Ce qui est stupide, c’est d’encourager ceux qui ont un boulot à travailler toujours plus et de cracher sur ceux qui n’en ont pas.

Les occupants bossent pour subvenir à leurs besoins et par ailleurs, leur mode de vie ne demande pas un revenu très élevé. Plutôt que d’attendre la retraite pour se reposer, comme je le fais, ils commencent par moins se tuer au boulot et ne se laissent pas culpabiliser par la société qui ne leur offre pas de boulot. Dans tout cela, rien ne nous choque profondément.

Pour finir de répondre à ta question, je te dirais que nous avons la chance de connaître pas mal de gens et que du coup nous ne portons pas de jugement global sur « les ZADistes ». Il y a des gens qui bossent beaucoup et d’autres moins, certains sont plus dans la discussion ou dans l’animation sociale et culturelle, etc. Il y en a aussi qui sont plus là en résilience ou en convalescence, qui sont extrêmement mal à Nantes, dans des dépendances dont ils n’arrivent pas à sortir et qui ici sont moins malades, et arrivent parfois à progresser voire à s’en sortir. Nous avons plutôt l’impression que c’est un luxe dont on n’est pas sûrs d’avoir les moyens, mais c’est plutôt bien d’accepter ça. Il faut surtout retenir qu’il y a une immense diversité parmi l’ensemble des gens qui sont là.

Notre idée globale est de cultiver la diversité. On apprend à un peu moins juger les gens qu’on ne le faisait avant, à y faire plus attention. Je crois que tous les gens qui sont ici depuis quelques années ont beaucoup changé, par la force des choses.